mardi 13 novembre 2012

Le Grec, nouveau lépreux?

Depuis le début de la crise, plusieurs dizaines de milliers de Grecs ont quitté leur pays. Quatre décennies après la dictature des Colonels, les Grecs sont de nouveau poussés à l'exode. L'Allemagne constitue pour la majorité d'entre eux une destination de choix, suivie de près par le Royaume-Uni. D'autres mettent le cap sur la France. Ce fut le cas d'un couple d'amis, Yorgos et Anna*. Issus de milieux francophiles, le choix de la France comme terre d'expatriation s'était imposé à eux. Amoureux de la France, volontaires et plein d'allant, ils posèrent donc leurs valises dans mon pays de naissance. Yorgos trouva rapidement un emploi bien rémunéré, ce qui devait faciliter leurs recherches de logement. D'autant qu'ils se trouvaient dans une ville de province, loin de Paris et de ses 100 candidats pour un logement. C'est pourtant désemparée qu'Anna me contacta un soir. Elle ne comprenait pas pourquoi disposant de revenus huit fois supérieurs aux loyers demandés, ils n'étaient éligibles pour aucun appartement, se faisant systématiquement refouler des agences immobilières. Au bout de plusieurs semaines, ils purent enfin visiter un petit appartement mis en location par des particuliers et leur dossier fut retenu. Pour obtenir les clefs, il ne leur manquait plus qu'un contrat d'assurance habitation. Une formalité. Ou pas. Le premier assureur exigeait une longue liste de justificatifs assez inédits ainsi que les bulletins de salaire et l'avis d'imposition de leurs garants. Compte tenu des délais de traduction, le logement allait leur filer sous le nez. Le second assureur acceptait de les assurer à condition qu'ils hypothèquent leur logement d'Athènes. Dans une impasse, abattus et choqués, Yorgos et Anna refirent leurs valises, direction la Grèce.
Durant leur séjour en France, rien ne leur fut épargné. En 2012, en France, le Grec semble être le nouveau lépreux, enfin certainement un vandale et assurément un voleur. Après tout, c'est la télévision qui le dit... Quand les médias salissent sans discernement un peuple, il ne faut pas s'étonner de pareilles réactions chez le Français moyen, malheureusement plus souvent médiocre que moyen, convaincu en toute occasion de sa supériorité qu'il est, du reste, le seul à percevoir. (Il suffit de quelques expériences de vie à l'étranger pour se rendre compte que l'arrogance dont fait régulièrement preuve le citoyen français vis-à-vis d'autrui en dehors du territoire national ne révèle qu'un sérieux manque d'éducation et de lucidité. Mais cela est un autre débat.)
En 2006, mon meilleur ami grec avait obtenu un poste de chercheur en France. Pour se trouver un toit, il avait suivi le même parcours que Yorgos et Anna, à quelques détails près. Agences comme particuliers l'avaient cordialement accueilli. Chacun de ses coups de fil avait abouti à une visite. En quelques jours, il avait trouvé un appartement. Quant à la question de l'assurance habitation, elle avait été réglée en une dizaine de minutes. Dimitris s'était attiré la sympathie et la curiosité des Français qui l'avaient tout de suite adopté. A l'époque, le Grec jouissait d'une cote certaine. L'effet Nikos Aliagas? Pourquoi pas, quand la seule fenêtre sur le monde est la télévision, elle peut dans un sens comme dans un autre formater les esprits.
En 2012, la donne a changé. Un gouffre sépare ces deux expériences. Pourtant, le profil des personnes rencontrées par Yorgos, Anna et Dimitris était sensiblement le même: des individus ne connaissant la Grèce que de nom, la situant vaguement sur une carte, n'ayant jamais rencontré de Grecs auparavant, n'ayant donc a priori aucune raison de les aimer ou de leur en vouloir.
Je ne peux m'empêcher de faire le lien entre la propagande nauséabonde dont les Grecs furent l'objet dans les médias français ces dernières années et l'accueil qui fut réservé à mes amis. En 2006, le Grec est sympa, c'est presque une mascotte. En 2012, c'est potentiellement un brigand. Ah qu'il est facile de faire gober n'importe quoi aux pauvres esprits qui n'iront jamais plus loin que leur barrière, ne remettront jamais en question l'os rance qu'on leur donne à mâchouiller pour les occuper, avaleront goulûment tous les préjugés dont on les abreuve, et qui suivant les périodes auront donc toujours le mépris facile (et la langue bien pendue) pour tel ou tel groupe d'individus! Pour en avoir été témoin, je me suis rendu compte que mépriser le Grec en public n'est pas un acte honteux. Encouragés par les médias, convaincus durs comme fer que le Grec est un être vil, les réflexions racistes ne se cachent plus. Si salir un pays que l'on ne connaît pas n'est pas bien difficile, rétablir un semblant de vérité est nettement plus complexe. Face à la télévision, mes 10 ans d'expatriation en Grèce équivalent à 10 ans de claquettes sur la banquise. Ma connaissance intime de ce pays, ma maîtrise de la langue, mes séjours fréquents à Athènes pour raisons professionnelles et mes contacts quotidiens avec des Grecs ne sont rien face à une voix-off accolée à des images de Reuters. La description de scènes vécues lors d'un séjour prolongé à Athènes ne recueille que des moues dubitatives, voire des "à la télé, ils ne disent pas comme toi." Pour le Français moyen, le Grec est un voleur, point barre. Et s'il meurt de faim, ce n'est que justice. Après tout, il n'avait qu'à payer ses impôts. Alors, le ventre replet et la bouche pleine, sur une petite chorégraphie parachevant un spectacle aussi grotesque qu'obscène, on peut se moquer du Grec. Il est là pour ça, n'est-ce pas? Depuis trois ans, on assiste à l'exécution en règle d'un pays, on peut bien cracher sur ses ressortissants. C'est permis. Pour citer Ted Stanger, "l'individu le moins diplômé, le plus nul dans son travail, la risée de ses pairs" tirera toujours un plaisir extrême à fouler qui est déjà à terre, et n'aura alors pas grande difficulté à éprouver un quelconque sentiment de supériorité.
Yorgos et Anna, en dépit des tourments qui frappent leur pays, essaient de se reconstruire et d'oublier leur tentative d'expatriation avortée. Après un mois et demi passé en France où ils ont subi de nombreux outrages, ils avaient presque oublié ce que c'était que de vivre au milieu de gens souriants, ouverts et affables.
Les atermoiements autour du versement d'une nouvelle tranche d'aide ne risquent pas d'améliorer le sort des Grecs. On a tranché dans les salaires, les retraites, supprimé les primes, diminué les allocations, augmenté les impôts, créé d'autres impôts. Les charges des Grecs ont été démultipliées tandis que leurs ressources ont été tailladées. Il devient difficile de se soigner, à moins de faire la queue des heures durant devant plusieurs pharmacies. De toute façon, certains médicaments, notamment ceux contre le cancer, sont introuvables. D'autres sont fournis par des associations de Grecs des Etats-Unis et de Russie.
Ajoutez à cela une bonne dose d'insécurité, des agressions sauvages pour arracher des croix de baptêmes, des meurtres à l'arme blanche d'une boucherie inouïe dont le compte-rendu ferait vomir n'importe quel lecteur de Libération ou du Figaro. Des quartiers d'Athènes où il ne fait plus bon se promener lorsque l'on est une femme. Un comble pour la Grèce, pays de la féminité valorisée et exarcerbée, où la femme n'a pas à se masculiniser pour exister. J'ai récemment recueilli une touriste taïwanaise en pleurs, qui s'est accrochée à mon bras, terrorisée par ces hommes aux regards hallucinés agglutinés sur les trottoirs: "They look so mean". J'avoue que je n'étais pas très rassurée non plus et que cette rencontre était providentielle. Nous n'étions pourtant qu'à quelques encablures de la rue Athinas. Ghettoïsation d'une capitale associée à un retour massif vers les campagnes et les îles, appauvrissement, faim, manque de soins, le Grec est dans l'impasse.
Certains n'excluent plus un coup d'Etat. Faut-il en arriver là pour réveiller les consciences? L'avenir le dira.

* Les prénoms ont été modifiés.

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